Retour au monastère du tigre blanc

Avec deux pièces de platines offertes par Vizacna et l’aide de la guilde des messagers, le voyage au Falkor n’avait pas pris plus de quelques heures. Le portail emprunté avait déposé Firtal à une quinzaine de kilomètres du monastère de Toshiro, au pied de la montagne. Une distance qu’il utiliserait à bon escient, pour filtrer de son esprit les événements récents, se préparer mentalement à retourner à l’entraînement et à s’y dédier corps et âme jusqu’à ce que la famille ou sa dame ne le rappelle au devoir.

Dans sa jeunesse, il avait appris que le corps et l’esprit ne font qu’un, à contrôler autant la douleur et la fatigue que les émotions. Pourtant, en montant une nouvelle fois l’immense foulée de marches menant au monastère, Firtal sentait l’excitation monter en lui. Nulle part ailleurs il n’avait pu être entouré de gens qui partageaient sa passion, voire sa révérence envers le maniement de l’arme, et la poursuite de la perfection. Là où tous voyaient des outils, ou encore des compagnons de route fidèle dans quelques rares cas, lui voyait une finalité, la transcendance. Son arme n’était ni plus ni moins qu’une partie de lui, qu’il désirait apprendre à manier aussi bien qu’on lui avait enseigné à utiliser le reste de son corps par le passé. Oui, il rentrait parmi les siens.

Je pourrais me contenter d’une vie comme celle-là, songea-t-il un moment avant de réprimer sauvagement cette pensée, à la fois blasphème et trahison. Il devait sa vie à sa déesse, et sa famille avait besoin de lui pour retrouver sa gloire d’antan et son foyer. Sans compter le marché passé avec Éphemeral, qu’il allait tenir jusqu’au bout coûte que coûte. Mais l’instant n’était pas propice pour penser à tout ça. La main posée sur la garde de son arme, Firtal vida une nouvelle fois son esprit. Le monastère était en vue.

Un bâtiment majestueux, autant par son emplacement et sa simplicité que par l’aura qui s’en dégageait. De l’extérieur, on pouvait sentir l’intensité de la pratique et de la martialité des pratiquants qui occupent ce lieu depuis des générations. De cette pratique lourde d’histoire et de sens. Les murs en bois blanc reflétaient la lumière du soleil de midi, et une impressionnante statue de tigre taillée avec soin à même la roche de la montagne gardait fièrement l’entrée, immortalisée dans le temps par l’œuvre d’un maître artisan des générations passées. Le monastère vibrait d’une tradition antique datant d’une époque lointaine, plus vieille même que son véritable corps. Ici, il échappait également à ce nouveau monde si différent, où même les caractères des nouveaux alphabets l’éludaient encore.

Firtal s’agenouilla devant la porte et retira le fourreau de son arme de sa ceinture pour le déposer devant lui et exécuter le salut cérémonial qu’on lui avait enseigné la première fois qu’il avait mis les pieds ici. Il est impératif de respecter son arme si on désire évoluer avec elle. Le front contre le sol, et les yeux fermés, le Drakklin célébra intérieurement son retour en ce lieu. En une inspiration, il se releva, replaça son arme à sa ceinture, puis franchit la porte pour pénétrer dans le monastère du tigre blanc.

Un silence quasi parfait accueillit les pas du mentaliste dans le vieu monastère. Kira, une des tigresses blanches des lieux s'approcha de lui avec méfiance venant le humer et réclamer une caresse avant de retourner s'installer dans les coussins géants qui avaient été aménagés expressément pour les félins de l'endroit.

L'endroit respirait le calme, chaque objet était exactement à sa place selon l'antique art feng shui pratiquer par les sang-dragons. Firtal déambula un moment à la recherche de Shinhan son mentor sans le trouver. Il fut toutefois étonné par le nombre de recrues de l'endroit. Sans trop savoir pourquoi, il s'était presque attendu à retrouver à peine quelques fidèles pratiquants mais il semblerait qu'ici dans les terres-dragons, les mentalistes n'étaient pas si rares que ce qu'il était habitué. Il finit par s'arrêter et attirer l'attention d'une jeune mentaliste aux cheveux d'émeraudes visiblement d'origines drakiléennes.

Bonjour, dit-elle avec une petite révérence de salutation. Non Maitre Shinhan n'est pas ici, il est partit récupérer de jeunes adeptes dans les montagnes, mais il devrait être de retour dans quelques jours. Je suis également l'une de ses disciples, nous pouvons nous entrainer ensemble si vous le désirez.

Après avoir offert sa caresse à Kira, qui heureusement semblait l’avoir reconnu malgré la courte durée de son dernier séjour dans cet endroit, Firtal déambulait dans le monastère à la recherche de son sensei.

C’était une expérience particulière que de découvrir les lieux par lui-même. La dernière fois que Firtal y avait mis les pieds, il était sous la tutelle personnelle de Shinhan, et n’avait pas eu l’occasion de visiter plus que quelques salles réservées à l’entrainement. Maintenant, il découvrait une foule de nouveaux mentalistes de tous âges, plusieurs partageant le même sang draconique que lui. Décidément, il était plus à sa place ici que dans son pays d’origine…

L’absence de son enseignant dans les salles d’entraînement étonna le maître d’armes, qui n’avait pas vraiment envisagé cette possibilité. Faute de mieux, il approcha une jeune mentaliste aux cheveux d’émeraude, dont l’air de concentration lui rappelait le sien lors de son apprentissage. Elle lui apprit que son maitre était effectivement absent, parti à la recherche de nouveaux disciples pour l’instant. Une cause très respectable. Il pouvait bien se permettre d’attendre quelques jours le retour de son maitre, il avait même déjà prévu passer quelques mois sur place. Un peu de temps pour se préparer à son apprentissage ne pouvait que lui être bénéfique.

- Je vous remercie jeune drakklin. Ce sera un plaisir pour moi de m’entrainer à vos côtés. J’aimerais tout d’abord connaitre votre nom? Je serais également curieux de savoir depuis combien de temps vous entrainez-vous ici?

Tout en parlant, Firtal retira ses chaussures, puis détacha son arme et le posa délicatement à côté de la surface de tatamis qui composait la majorité de la surface d’entrainement. Il ramassa ensuite un bokken soigneusement déposé sur un support dédié à cette fin, puis fit un petit salut avant de mettre pied sur les tatamis pour rejoindre la jeune mentaliste.

- Quelle méthode d’entrainement proposez-vous, mademoiselle?

Elle observa les vêtements étrangers du draklinn un moment avec curiosité avant de se rappeler les bonnes manières et d'arrêter de le fixer de la sorte.

Je suis Natsumi, dit elle avec une salutation à l'égard de son partenaire d'entrainement. Je suis les enseignements de Maitre Shinhan depuis 3 ans maintenant.

Elle avait dit cela sur un ton neutre mais Firtal pouvait sentir une pointe de gêne dans ses paroles.

Nous pourrions commencer par échanger les katas de base afin de nous réchauffer et de voir où en est la progression de l'autre, nous serons ainsi mieux à même d'adapter nos échanges.

Vu son jeune âge, il était certain que Natsumi n’avait pas le même degré de maitrise de son corps que lui, qui s’y exerçait depuis plus d’un siècle. Ceci dit, après trois ans de pratique ici, qu’elle connaissait certainement beaucoup mieux les techniques du tigre blanc que lui. Cet entrainement allait définitivement s’avérer intéressant.

- Je me nomme Firtal Nocnamora, dit-il en retournant le salut de la jeune femme. Je n’ai jusqu’à présent pas eu la chance de passer plus d’un mois sous la tutelle de Shinhan. J’espère remédier à la situation en passant l’hiver en sa compagnie, comme je le lui ai promis à mon départ.

La pratique des katas de base était d’une importance capitale dans toute école d’armes. Elle permettait aux pratiquants de renforcir autant leurs positions de base que leur concentration et leur attitude martiale. Firtal arma donc le bokken devant lui, en serrant la garde avec la technique du shimeru, qui consiste à tordre légèrement les mains sur la garde afin d’augmenter la friction, et par le fait même renforcir sa prise sur l’arme.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas tenu une arme dans un but autre que de tuer. C’était un sentiment très différent, et pourtant la concentration, l’intention était la même. Ce serait mentir que de tenir une arme, même une arme de pratique, sans en respecter les implications. Le temps du kata, Natsumi était une ennemie, et il allait la tuer si elle ne réagissait pas avec la même intensité aux formes du kata. Du moins, c’est l’impression que Firtal dégageait. En réalité, il allait freiner son attaque si sa partenaire d’entrainement ne réagissait pas suffisamment bien, et il avait de toute façon une arme d’entrainement, mais il était important de respecter l’éthique de la pratique pour en retirer un réel bénéfice.

- En tant que l’ainée en termes d’années de pratique, je te laisse débuter en prenant le rôle de l’enseignant?

Natsumi hocha simplement la tête en signe d'accord et débuta lentement au départ prenant la mesure de son opposant. À son sérieux, il était évident qu'elle avait du être en charge des jeunes recrues à quelques reprises. Elle avait perdu son air de malaise de plus tôt. Bien que ses techniques étaient excellentes, Firtal pu remarquer que la jeune femme n'avait probablement jamais eu à faire un véritable combat, cela ne l'empêchait toutefois pas d'y apporter la même attention. Le jour ou elle se retrouverait réellement en danger, elle serait un adversaire redoutable.

Il y avait quelque chose de pur dans la pratique de la jeune femme, qu’envia immédiatement Firtal. L’arme de Natsumi, bien que d’une précision exemplaire et d’une forme presque parfaite, n’était pas teintée par l’influence des champs de bataille. On n’y voyait pas les réflexes de quelqu’un qui avait déjà dû sa survie à ses réflexes et à la vitesse de son arme. La technique de la drakklin était exactement celle enseignée par la théorie du monastère de Toshiro, et elle était redoutable comme tel.

Le maitre d’armes respecta longuement le rythme lent sur lequel la jeune femme avait débuté, observant sa posture à chaque frappe, à chaque esquive ou mouvement défensif, de manière à ajuster sa propre technique en conséquence. Les manœuvres qu’il avait apprises dans son monastère l’avaient portées jusqu’ici, mais elles n’étaient pas au même niveau que celles du tigre blanc. Il devait donc accepter d’oublier ce qu’il savait jusqu’à maintenant, et d’intégrer à la place les techniques qu’il était venu étudier.

Après une heure et demie de révision des katas de base lente et méthodique, ils passèrent à un exercice de combat simulé, où Firtal eut enfin l’occasion de voir véritablement la jeune mentaliste à l’œuvre. Il la laissa tout d’abord attaquer en se contentant d’enregistrer les angles d’attaques de la jeune femme, son jeu de pieds et de hanches lorsqu’elle arme son bokken, et l’utilisation adroite de sa main gauche pour augmenter la rapidité et l’impact des attaques guidées par l’autre main. Lorsqu’il pensa avoir compris suffisamment les attaques de la jeune femme, il prit à son tour l’offensive, visant tour à tour le haut de la tête, le côté du dos ou le poignet de la jeune femme. Au cours de cet échange, il continua de porter une attention particulière à la manière dont elle esquivait les attaques et contrôlait son arme pour dévier ses frappes.

Au bout d’un moment, elle le surprit avec une contre attaque à la gorge qu’il n’avait pas anticipé, et qu’il dévia de justesse avec le manche de son sabre avant de la repousser d’un coup de pied au sternum qu’elle évita prestement. Un mouvement qui n’était pas du tout dans le cursus de l’école du tigre blanc, et qu’il avait fait par réflexe, sans le vouloir. Le plus difficile ne serait pas d’apprendre les mouvements théoriques du tigre blanc. Il était facile de mémoriser, et même de reproduire parfaitement des mouvements de combat dans le vide ou durant un combat simulé. C’était une autre chose que de les incruster assez profondément dans son corps pour qu’ils deviennent des réflexes, que ce soit eux qui ressortent lorsque l’on est poussé à bout et que l’on doit se battre pour sa survie. Il avait encore beaucoup de travail à faire.

Firtal finit par occuper la jeune drakklin pour une autre heure et demie avant qu’ils ne s’accordent finalement une pause bien méritée. Lorsqu’ils déposèrent enfin leurs armes, le mentaliste avait le souffle court et un sourire rayonnant au visage.

- Votre technique est des plus impressionnantes. Je vous remercie grandement de m’avoir offert la chance de pratiquer ainsi avec vous Natsumi. C’est un plaisir pour moi de recevoir la guidance d’une disciple de votre niveau. Puis-je m’en remettre à vous pour orienter ma pratique jusqu’au retour de notre maitre?

Le rose lui monta aux joues et une petite lueur de fierté passa dans son regard avant qu'elle ne reprenne son air calme. Elle n'avait pas l'habitude des compliments, en fait elle ne se rappelait pas quand Shinhan avait bien pu lui en faire un seul. Mais elle aimait son maitre, il était toujours dur mais juste. De l'enfant qu'elle était en arrivant au temple il avait fait la personne qu'elle était aujourd'hui. Elle lui devait littéralement toute sa vie.

Je vous remercie Firtal. Vous êtes vous même redoutable. À plusieurs reprises, si cela n'avait été des enseignements de Maitre Shinhan, vous m'auriez atteints. Je ne doute point que dans un combat réel vous me surpasseriez.

Elle avait dit ces dernières paroles avec une petite pointe d'envie à peine perceptible, mais Firtal avait le regard affuté pour ce genre de détails.

Il me fera plaisir de continuer à échanger avec vous jusqu'au retour du Maitre.

Le compliment retourné par Natsumi fit sourire doucement Firtal. Il ne doutait pas non plus être en mesure de défaire la jeune femme dans un véritable combat, mais il la vaincrait grâce à des réflexes plus entrainés et une expérience du combat plus développée, pas à cause d’une meilleure précision technique. C’était justement ce point qu’il désirait améliorer à travers sa visite en ces lieux.

La pointe de jalousie qui transparaissait dans la voix de la jeune femme étonna un peu le mentaliste. Il faisait partie de leur formation d’apprendre à comprendre, accepter et contrôler ses émotions, mais il semblerait que Natsumi n’était pas encore rendue au même niveau sur ce point qu’avec sa pratique des armes. Peut-être était-ce un des défauts d’une pratique dirigée intégralement vers le maniement du katana.

- J’ai bien hâte à la suite de notre entrainement dans ce cas. Serait-ce trop demander que de solliciter votre aide pour m’installer ici? Je ne suis pas certain que tous les disciples du tigre blanc acceptent facilement un étranger qui circule dans les corridors des chambres ou les salles à manger sans surveillance. Si vous étiez en mesure de me désigner un endroit où dormir ainsi que m’indiquer comment subvenir à mes besoins primaires selon les mœurs du monastère, je l’apprécierais grandement. Je comptais laisser Shinhan m’expliquer le tout, mais en son absence…

Il prit une pause avant de reprendre, l’air taquin cette fois.

- Du moins, si ma présence à vos côtés n’est pas trop dérangeante pour l’instant!

Natsumi replaça une mèche d’émeraude derrière son oreille avant d’hocher de la tête en signe d’accord.

Oui bien sûr, il y a des chambres pour les visiteurs au monastère, je peux vous montrer où placer vos choses et où se trouve les autres aménagements pour les habitants de l’endroit. Si vous désirez en apprendre plus sur nos coutumes, il me fera plaisir de commencer à les parfaire. Toutefois je préfère vous aviser que ma vision de celles-ci peut être quelque peu biaisée par le fait que je ne connais celles des autres peuples. Peut-être pourrons nous échanger face à ceci, je vous enseigne nos coutumes et vous les vôtres ?

Elle eut un petit sourire à sa taquinerie.

C’est un honneur que de vous guider parmi les nôtres, Firtal.

La réponse de la mentaliste soulagea quelque peu Firtal, qui se demandait sérieusement comment il allait organiser son séjour en l’absence de son maitre. Au moins, il savait qu’il serait le bienvenu ici, et pourrait se familiariser plus longuement avec les coutumes du monastère, afin d’en incorporer les valeurs à son style de vie, et de comprendre le lien entre celles-ci et les techniques qu’il apprenait. Souvent, l’éthique derrière une école d’arme était aussi importante que les techniques. En comprenant pourquoi et comment les disciples de cette école dégainent, ainsi que sur le contexte dans lequel leurs techniques ont été inventées, on peut en apprendre long sur la raison derrière certains mouvements.

- Bien sûr! Cela me fera d’autant plus plaisir d’apprendre de vous si l’échange se fait dans les deux sens.

Après une bonne première séance d’entrainement, le maitre d’armes se sentait bien et en paix avec lui-même. Cela lui faisait un bien fou de se remettre à la pratique des armes pour le simple plaisir de pratiquer et de se perfectionner. Il comptait alterner l’entrainement des techniques du tigre blanc et du sabre à des périodes de méditation et d’entrainement à mains nues, mais cela dépendrait naturellement de la liberté qu’il aurait une fois son maitre arrivé. Nul doute que Shinhan allait le pousser à bout au point où il aurait difficilement la force de suivre son programme personnel à côté.

Firtal sortit de sa rêverie au bout d’une seconde, et retourna son attention sur la jeune disciple en face de lui.

- Je vous laisse donc prendre la direction pour me faire découvrir l’endroit d’un œil nouveau.